PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN RUCHE
La révolution technologique en cours va transformer des start-up suisses en géants mondiaux, de la même façon que la révolution industrielle a donné naissance à des champions comme Holcim, Novartis ou Nestlé. C’est le pari que prend Adam Said, cofondateur et directeur d’ACE & Company, une société d’investissement qui gère 1,8 milliard de francs dans le private equity. Pour le quadragénaire genevois, les conditions sont réunies pour le véritable décollage des start-up suisses. ACE & Company s’apprête à lancer une stratégie de capital-investissement dédié à la Suisse, qui sera pilotée par l’ancien patron d’Uber en Suisse.
Pourquoi estimez-vous que les start-up suisses sont au-devant d’un brillant avenir?
L’écosystème suisse a atteint un stade de maturité qui fait que la réussite d’une start-up nourrit la suivante. Un cercle vertueux s’est créé: les gens qui ont du succès dans des start-up suisses restent en Suisse aujourd’hui, ce qui est nouveau et très positif. On peut mentionner le spécialiste de la gestion des outils numériques des employés, NextThink, qui est devenu une licorne [valorisée à plus de 1 milliard, ndlr], ou Lemoptix, un spin-off de l’EPFL qui a été rachetée par le spécialiste américain de la réalité augmentée Magic Leap, qui compte Google parmi ses grands investisseurs. Ou encore KeyLemon, de Martigny (VS), acquise par le fournisseur des capteurs 3D utilisés par Apple pour la reconnaissance faciale.
Qu’est-ce qui a changé et permis cela?
Depuis que je suis revenu en Suisse, en 2012, des éléments structurels ont été mis en place. Le système académique, qui était déjà très fort, s’est renforcé en créant des pôles spécialisés. Zurich concentre tout ce qui concerne la robotique; Lausanne est positionnée sur les logiciels, et Sion, sur l’énergie. C’est important car cela a créé des écosystèmes rassemblant étudiants, professeurs et entrepreneurs. Des incubateurs et des fonds de soutien ont également été lancés. Des questions politiques sont encore à régler, mais les débats sont en cours, notamment sur notre capacité à retenir les étudiants étrangers, qui apportent beaucoup à notre pays. Néanmoins, l’écosystème start-up a atteint une taille critique qui fait que le secteur privé, c’est-à-dire la finance, va s’impliquer davantage. C’est en tout cas ce que nous avons décidé de faire.
Comment?
Après avoir effectué de petits investissements dans des start-up suisses depuis dix ans pour tester le terrain, nous allons lancer un portefeuille de capital-investissement dédié à la Suisse. Il sera supervisé par Steve Salom, l’ancien directeur général d’Uber en Suisse, France et Autriche. Steve nous apporte une expérience opérationnelle qui est très recherchée par les start-up à qui nous parlons.
Quelles sont les principales limites que doivent dépasser les start-up suisses selon vous? Peu deviennent des géants mondiaux, par exemple.
La première porte sur la commercialisation: elles croient souvent que si elles font un bon produit, les clients viendront. Or il faut obtenir de la visibilité pour se distinguer des concurrents. La seconde limite concerne le recrutement, le changement d’échelle. En Suisse, beaucoup de gens sont capables de faire passer une entreprise de 10 à 50 personnes, mais passer de 10 à 1500 employés est plus difficile en Suisse. Quant à la capacité à s’imposer au niveau mondial, je suis certain que cela va changer.
Pourquoi?
La Suisse a déjà connu une grosse avancée durant la révolution industrielle, qui a créé des leaders mondiaux comme Holcim, Novartis ou Nestlé. Je suis persuadé que cela se reproduira avec la révolution technologique actuelle. Cela dit, toutes les sociétés ne sont pas destinées à être indépendantes, il est tout à fait acceptable de revendre une entreprise à de grands groupes par exemple.
Dans quels secteurs ces futurs leaders pourraient émerger depuis la Suisse à votre avis?
Dans le domaine du climat, la Suisse peut donner naissance à deux ou trois leaders, car nous avons les solutions technologiques et des gens qui se penchent sur le sujet depuis des décennies. Je pense aussi à la fintech.
A part ces deux domaines, lesquels vous intéressent particulièrement en tant qu’investisseur?
Il n’y a que dans notre activité de capital-risque que nous raisonnons en termes de secteurs. Nous apprécions aussi la deeptech, c’est-à-dire des technologies hautement innovantes et avancées, souvent basées sur des découvertes scientifiques ou des développements en ingénierie, comme l’informatique quantique, la fusion nucléaire ou la science des matériaux. Et enfin, le machine learning et l’intelligence artificielle. Pour nos autres investissements, nous nous intéressons moins au secteur d’activité qu’au stade de développement des entreprises et des risques particuliers qui y sont associés. Une start-up qui a besoin de 100 000 francs de capital d’amorçage ne présente pas les mêmes risques qu’une société qui a besoin de financer sa croissance ou qu’une entreprise impliquée dans une fusion-acquisition. Mais dans chaque transaction, nous essayons de nous associer à un spécialiste du secteur concerné.
«Offrir l’accès à des actifs à haut rendement gérés par de grands acteurs ou via des stratégies bien établies est une bonne chose» ADAM SAID, COFONDATEUR ET DIRECTEUR D’ACE & COMPANY
Que regardez-vous en premier dans une entreprise?
La qualité de l’équipe et sa capacité d’exécution, quels que soient le secteur d’activité ou le stade de développement de l’entreprise. Ensuite, le marché: s’agit-il d’un grand marché mais avec des choses qui restent à faire, ou d’un marché trop limité pour permettre à la société de beaucoup grandir? La technologie évidemment ainsi que la traction initiale sont les deux derniers éléments auxquels nous attachons beaucoup d’importance.
L’effet de mode sur l’IA n’est-il pas un danger pour l’investisseur?
Il faut être attentif aux exagérations dans les prix sur certains segments de marché. Certaines sociétés comme OpenAI vont avoir des valorisations très élevées, mais ce ne sera pas le cas de milliers d’entreprises. Surtout, je pense que des milliers d’applications extrêmement performantes développées par de grands acteurs vont permettre à de plus petites entreprises de créer de la valeur. J’aime bien la comparaison faite par Larry Summers, l’ancien secrétaire américain au Trésor: la correction automatique proposée par les ordinateurs n’a pas détruit des emplois, mais a permis à des millions d’utilisateurs d’améliorer leur rédaction, d’utiliser les outils numériques.
Quels investissements auriez-vous voulu ou pu faire, mais que vous n’avez pas réalisés, ce que vous avez regretté par la suite?
Deux cas me viennent à l’esprit. Le premier est On Running, que j’ai présenté à notre comité d’investissement en 2012, notamment car j’avais trouvé les fondateurs excellents. Malheureusement, le comité d’investissement a voté contre. C’est vrai qu’en 2012, on s’interrogeait sur la pertinence d’une société active dans les chaussures de sport en Suisse. Puis Roger Federer est devenu actionnaire en 2019, la société est entrée en bourse en 2021. Et le deuxième exemple? Nous avons été un important investisseur dans Tesla, quand l’entreprise pesait entre 20 et 30 milliards à la bourse. Nous avons réalisé une très belle performance, en multipliant notre mise par 7, mais si nous étions restés, nous aurions pu la multiplier par plus de 20. La leçon que j’ai apprise au fil du temps est que, souvent, une bonne entreprise le reste plus longtemps qu’on ne le croit. A l’inverse, une mauvaise entreprise devient rarement bonne avec le temps [la capitalisation boursière de Tesla dépasse actuellement 660 milliards, ndlr].
Avez-vous des exemples similaires en Suisse?
GetYourGuide, une start-up spécialisée dans le secteur du voyage, créée à Zurich. Nous avons fait une offre d’investissement au milieu des années 2010, mais c’est un autre fonds d’investissement qui a été retenu, avec une offre aux mêmes conditions.
Quel regard portez-vous sur la démocratisation du private equity opérée ces dernières années?
Autrefois réservés aux grandes fortunes et aux institutionnels, ces investissements sont de plus en plus offerts à des particuliers, avec des seuils d’entrée abaissés. De manière générale, c’est une bonne chose tant que ces investissements portent sur des actifs de qualité. Offrir l’accès à des actifs à haut rendement gérés par de grands acteurs ou via des stratégies bien établies, avec un historique de performance, est une bonne chose. La désintermédiation est positive car elle réduit les frais. En revanche, il faut être très prudent avec tout ce qui ajoute des couches d’intermédiation, et donc des frais, pour des investissements sous-jacents sur lesquels on a peu de visibilité. Beaucoup de gens se sont brûlé les doigts en 2020, 2021.
Quel effet la remontée des taux d’intérêt a-t-elle sur le private equity?
Il est différent selon les stratégies et les stades de risque des entreprises. Il a été négatif sur les fusions-acquisitions, car les financements bancaires se sont taris. L’effet a aussi été négatif sur les stratégies de croissance, pas parce qu’il y a moins de liquidités donc moins d’investisseurs. C’est faux: il y a beaucoup d’investisseurs dans le capital croissance. Mais avec un taux d’intérêt à 5% au lieu de 2%, vu que ce genre d’investissement a une durée de vie de dix ou vingt ans, seules les entreprises qui dégagent un énorme rendement peuvent attirer du capital de croissance. Pour les autres, c’est devenu beaucoup plus dur. Dans le secondaire et dans le capital d’amorçage, la remontée des taux a eu peu, voire aucun impact. Au contraire, les volumes ont augmenté sur le marché secondaire et les prix ont baissé, ce qui permet d’acheter des investissements à des prix plus attractifs. Enfin, l’activité s’est un peu ralentie dans le financement d’amorçage, mais ce n’est qu’indirectement lié aux taux d’intérêt.